Lutherie numérique
La lutherie numérique est la pratique qui consiste à s’approprier des technologies pour inventer des instruments sensibles et expressifs qui répondent aux intentions spécifiques de projets de création contemporaine [#note1]. Cette notion d’instrument — où, sous forme d’une machine, s’organise un potentiel artistique nouveau — se pose comme une interface immanente, établissant une relation poïétique entre l’œuvre et son dispositif. [#note2]
Le numérique dont il est ici question est celui qui se situe à l’intersection du numérique comme support et du numérique comme signe: procédural, génératif, permutable, systématique, algorithmique, récursif, formalisé… on parle de méthodes et d’approches qui, par le biais d’un calcul, favorisent la possibilité d’une nouvelle écriture. [#note3]_
Le numérique étant un domaine abstrait qui a besoin d’un médium pour exister, la lutherie numérique est forcément a-disciplinaire et favorise l’enchevêtrements de modes d’expression. Les instruments issus de la lutherie peuvent être à la fois logiciels et matériels, et les projets qu’ils supportent peuvent se retrouver sur scène et en galerie, générer des médias bruts, ou servir un propos conceptuels.
La lutherie numérique est un processus créatif pragmatique qui opère en rétroaction entre un projet artistique, des hypothèses technologiques, et la validation de l’interaction entre le projet et l’hypothèse par des essais appliqués. Cette méthode quasi-scientifique permet de dissiper l’incertitude technologique tout en faisant progresser la vision artistique. Nous considérons que le laboratoire — espace qui regroupe des connaissances, des équipements, et des méthodes — est propice à cette recherche, et à l’éclosion d’une éventuelle expérience esthétique. [#note4]_
La lutherie numérique que nous défendons est aussi un acte de résistance. Résistance d’abord aux sillons de facilité qui sont renforcés par l’utilisation répétée des outils issus de l’industrie (des outils qui répondent aux besoins des milieux du divertissement ou de l’éducation, structurés selon des «forces» de «marché») — la lutherie numérique engendre plutôt des espaces lisses qui ne sont pas soumis à ces dictats. Résistance aussi face à l’esthétisation des surfaces : nous souhaitons révéler la sensibilité interne des processus numériques, dont la pertinence esthétique ne correspond forcément pas aux critères établis. Résistance à la fascination technologique qui déforme l’acte de création. Et résistance au design qui lamine l’expressivité et les centre-villes. [#note5]_
Montréal, septembre 2016
.. [#note1] Définition originale du terme «lutherie numérique» comme expression artistique. BURTON, A., in Pour attraper des fantômes conférence présentée dans le cadre du symposium associé au FCMM en octobre 2000 à Ex-Centris, Montréal
.. [#note2] Bien que la notion de «niveau neutre» développée par Nattiez l’a été dans un cadre analytique plutôt que créatif, la tripartition sémiologique est un mécanisme utile pour décoder et orienter la création, particulièrement lorsqu’elle est motivée par un processus de recherche au niveau d’un médium ou d’une interface. NATTIEZ, J.-J. (1975), Fondements d’une sémiologie de la musique, Paris, Union générale d’édition.
.. [#note3] En 2006 le CALQ a commandé une étude pour faire la lumière sur la question «du» numérique. Cette étude était destinée à jeter les bases d’une réflexion sur la future posture numérique du CALQ. BURTON, A., Numérique et pratiques artistiques, CALQ, Québec, 2006.
.. [#note4] Un instrument de lutherie numérique correspond presque idéalement à la définition d’une œuvre informelle chez Adorno. Voir ADORNO, Minima Moralia : réflexions sur la vie mutilée (Verso, 1933)
.. [#note5] Selon Virilio, l’usage répété d’une méthode, d’une trajectoire, vient à changer la perception/conception du monde. Cela est nettement visible dans les outils de production médiatique qui homogénéisent les formes et les matériaux, et deviennent un “bruit de fond” duquel l’expression artistique peine à s’échapper lorsqu’elle en adopte les outils. VIRILIO, P., Ville panique, Ailleurs commence ici, Galilée, Paris, 2004.